À l’occasion de la publication de son dernier ouvrage, Vivre la Trans identité aux éditions Itinéraires, Droit au Corps s’est entretenu avec Thierry Bunas, sexologue et signataire de l’Appel au Débat sur la circoncision. Ce « guide complet » se veut un soutien bienveillant pour les personnes Trans’ et leur entourage dont la souffrance est souvent ignorée. Particularité de cet ouvrage, l’auteur nous éclaire non seulement de son savoir professionnel, mais de sa propre expérience de père : son fils, Loman, nous y partage également son point de vue, son vécu, sa pratique.
Droit au Corps – Pouvez-vous rappeler à nos lecteurs comment se définit la « transidentité », ce qu’on entend par « transgenre » et en quoi est-ce différent de l’ « intersexuation » ?
Thierry Bunas – Le nom transidentité désigne les situations où une personne ne se sent ni bien ni pleinement en accord avec le sexe “genré” qui lui a été assigné à sa naissance, et donc sa place au monde. Il est à mettre en lien avec l’une des quatre fonctions de la sexualité humaine qui est l’intégration sociale. Cela n’a rien à voir avec le fait d’être dans un “bon” ou un “mauvais” corps. Ce serait plutôt un pas de côté face à une norme qui dit encore trop souvent que le sexe biologique est égal au genre et qui conditionne socialement l’être à une place, de fait genrée. Et cela n’a rien à voir non-plus avec la question de l’orientation qui est une préférence amoureuse, érotique et sexuelle, fonction plaisir de la sexualité humaine.
La personne transgenre peut ainsi chercher à vivre une autre place, faire une transition vers… FtM (femme vers homme) ou MtF (homme vers femme). Ceux qui ne se reconnaissent pas dans les places d’homme ou de femme telles que définies par le système se veulent ainsi “autres”, ils se disent non-binaire, non-genré… neutre… Iel, le pronom qui les nomme, vient d’entrer dans le dictionnaire. Elles, iels, ils, sont quelques dizaines de milliers, discrets, militants ou activistes des réseaux LGBTQIA+.
Il faut se souvenir que la question de l’orientation sexuelle, comme celle de la place au monde, se pose naturellement et systématiquement durant la construction de l’enfant, pendant la première enfance (avant six-sept ans) et dans sa répétition adolescente, même si on a du mal à s’en souvenir facilement. C’est pour cela que cette question semble très présente chez les adolescents voire chez quelques enfants plus jeunes. Mais le fait de pouvoir aujourd’hui se questionner, en mettant des mots inconnus jadis, n’augure pas une transidentité. Ce qui amène à des biais d’identification et à des messages transphobes : on parle de modes, on surexpose des enfants très jeunes dans les médias, on canalise là où il conviendrait de laisser vivre et s’exprimer tranquillement. On oublie que la question transidentitaire se réfléchit en “primaire “et “ secondaire”, c’est-à-dire que la dysphorie (mal-être, dégoût, rejet de soi, rejet de son corps ou d’une partie de celui-ci) est soit originellement présente s’imposant par nature (on la dit primaire) ou bien qu’elle apparaît en réponse à un trauma (on la nomme secondaire). On observe que les trois quarts des jeunes se posant la question Trans’ reviennent à une position cisgenre, en accord avec le sexe assigné à la naissance, en fin d’adolescence. Comme la mise en lumière de l’identité de genre est assez récente, il arrive que certaines personnes s’autorisent tard dans la vie à s’avouer ou à se reconnaître transgenre. Parfois après avoir fondé une famille avec enfants.
Un autre terme anciennement employé en milieu médical et psychanalytique se trouve encore ici ou là, c’est « transexuel(le) », qui indique plutôt un changement de sexe, une transition complète, voire chez certains biologistes des situations intersexuelles.
L’intersexuation est ainsi toute autre, même s’il existe un recouvrement évident avec la question transgenre. Les personnes intersexes ont des caractères sexuels (génitaux, gonadiques ou chromosomiques) qui ne correspondent pas aux définitions binaires types des corps masculins ou féminins. Les situations intersexuées représentent en France environ deux naissances pour mille dans le cas des ambiguïtés observables et deux naissances pour cent si l’on prend en compte toutes les variations. Le recouvrement avec la question transgenre apparaît quand, sous la pression sociale (administrative binaire en France), sous le poids de la structure familiale et des transmissions transgénérationnelles et par une réponse médicale standardisée, il est effectué une assignation sexuelle par la chirurgie. Celle-ci peut augurer une dysphorie ultérieure d’identité de genre et avoir laissé des traces traumatiques entre l’intervention chirurgicale et l’accompagnement laborieux et douloureux qui suit. Ici, il est clairement question de mutilation sexuelle qui pourra entraver tant la vie affective et intime que la possibilité parfois de la réassignation par absence de tissus “éliminés” lors de l’assignation sexuelle post natale.
Loman Bunas Bordier – J’ai commencé ce que l’on nomme une “transition” il y a environ 5 ans, plus précisément FtM, j’avais 19 ans. Je suis donc devenu “transgenre” et j’ai commencé à vivre ma “transidentité”. J’emploie ces mots entre guillemets car pour moi ce ne sont que des termes créés pour nommer et catégoriser un groupe de personnes. Les mettre dans des cases, encore, et leur faire croire qu’ils sont reconnus, écoutés, respectés… Ce qui n’est pas toujours le cas, pas encore, pour rester positif.
Personnellement, je ne me définis pas comme trans, ni comme une femme, ni même comme un homme ou encore comme homosexuelle ou pan ou polyamoureux ou tellement d’autre chose que je me retrouve avec une dizaine d’étiquettes qui ne servent bien qu’à me mettre dans des cases pour faciliter la vie des autres. Cela évite de faire connaissance, de découvrir, de partager, d’apprendre avec une personne qui ne correspond pas à tes critères de recherche. Oui, je parle comme sur un site de rencontre, mais la vie est ainsi actuellement. Si il n’y a pas de “match” [note DaC : se traduit par « correspondance »], on se détourne. Aujourd’hui, le genre, l’orientation, occultent tout le reste, notamment la personnalité de chacun.
Si je devais me définir, je dirais que je suis un humain qui souhaite avoir des liens avec d’autres humains et voir ce qu’il est possible de partager, d’échanger, de créer en toute liberté, sans jugement, avec respect. Simplement…
DaC – Sans dévoiler son contenu, est-il possible de nous partager les messages-clé de votre ouvrage Vivre la Trans identité ?
TB – L’ouvrage est le fruit de la convergence de l’attention d’un père pour son enfant Trans’ et de celle d’un clinicien pour des patients en transition ou en questionnement sur leur identité de genre. Je ne voulais pas faire une biographie familiale (modèle ici idéal dans la mesure où notre enfant a été très bien accueilli et accompagné par ses deux parents, par sa fratrie, correctement dans l’ensemble par le reste de la famille-amis et les pros durant la transition) mais plutôt un essai utile à tous les proches, les parents, les enseignants et les professionnels, surtout ceux du médico social (j’anime de la formation professionnelle continue dans ce secteur) qui peuvent être désemparés face à cette question par manque de repères et de connaissances. Je me suis donc tourné vers d’autres Trans’ et d’autres parents concernés, vers mes pairs et vers des ignorants en la matière ainsi que vers les transphobes pour saisir les lieux de discordes et sentir les besoins d’accompagnement.
Ainsi, les messages clés du livre concernent :
- La compréhension de ce qu’est la transidentité : ni une maladie, ni une mode, ni une dégénérescence quelconque.
- La compréhension de la place des normes, de leur constitution, leur utilité et de leur déconditionnement nécessaire, parce que si un cadre est toujours salutaire pour une société, le déplacement de ses bornes et l’ouverture à de nouveaux territoires la font croître.
- L’accueil de la parole de la personne (enfant, adolescent ou moins jeune) en questionnement ou en transition afin que chaque être puisse avoir sa place au monde.
- L’accompagnement quotidien durant la transition : l’écoute et l’accompagnement des proches et des parents ou des enfants confrontés à une transition est important parce que la révélation de la transidentité d’un membre de la famille (tout comme d’une orientation sexuelle autre qu’hétérosexuelle) peut être violente ou déstabilisante pour certains. Mais aussi les difficultés de vie affective et sexuelle que rencontre la personne en transition.
- Les cheminements administratif et médical s’il a lieu, des personnes transgenres qui sont toujours compliqués, laborieux et coûteux (énergie, déplacement, argent) mais qui sont le prix de la liberté d’être soi et à sa place.
- La compréhension et la confrontation de la parole transphobe ainsi que de son enracinement dans les siècles passés, dans les religions issues de la Bible, dans une certaine psychanalyse éculée et dans la méconnaissance des différentes fonctions de la sexualité (il y en a au moins quatre), de la confusion entre sexe biologique (corps – génome et épigénome) et genre, de la préférence amoureuse ou sexuelle (orientation) et de la place dans le monde et du rôle au sein d’un groupe social (genre).
- Enfin de l’évolution historique de la place de la personne transgenre, surtout du troisième genre, le non-binaire, afin de montrer que cette question n’est pas un effet de mode du XXe ou XXIe siècle mais bien une question présente depuis les premières sociétés humaines.
DaC – Ce qu’on appelle la « binarité de genre », c’est-à-dire le fait que les sociétés ne reconnaissent que 2 genres – « masculin » et « féminin » -, surtout dans sa version traditionnelle hétérosexuelle, génère d’immenses souffrances. Depuis des millénaires, les individus qui ne se reconnaissent pas dans cette binarité hétérosexuelle souffrent d’exclusion et de persécution de la part des sociétés humaines. Comment expliquer que ces sociétés fassent depuis si longtemps un véritable déni de réalité, en cherchant à effacer le phénomène LGBTQIA+ ?
TB – Les mythèmes (éléments les plus archaïques constituant les mythes) racontent assez universellement une monade (élément unique) comme source de la dualité générant toutes les “choses” et souvent, très souvent les premières créations sont des personnages fantastiques, des éléments de la nature, des êtres ou des chimères qui portent le deux en un (bi-genre). Voire ce sont des couples créateurs triangulant avec un tiers associé : le soleil, la terre et la lune reflet des deux…(non-genre). Partout en effet, on trouve évidemment la prescience des premiers humains quant à leur compréhension de la génération (la femme-femelle-creuset-terre source-matrice de vie, l’homme-mâle-phallus-soleil participant cocréateur, le sexe séparé de la place au monde et du rôle social) évoluant au fil des dizaines de milliers d’années jusqu’à nos derniers millénaires où les religions du Livre ont masculinisé leur divinité première binarisant la société humaine. Nos cultures occidentales judéo-chrétiennes, surtout dans leur version catholique, font de la binarité homme-femme un socle de leur dogme au nom du “croissez et multipliez”. Freud, héritier de la tradition juive, a inscrit la binarité mâle-femelle dans les fondations de la psychanalyse, et tout ce qui était autre que le “missionnaire pour faire un enfant avec sa femme mariée devant dieu” devint perversion, ce qui a renforcé la lecture binaire du groupe humain. Pourtant, en remontant le fil des anciennes traditions et d’autres cultures, il est de nombreuses fois inscrit la présence de l’être différent en termes d’orientation sexuelle et de non-genre ou de bi-genre. Ces êtres différents ont des places et des rôles plus ou moins complexes et dans de nombreuses sociétés (nous n’avons pas assez de traces ethnologiques ou archéologiques pour en dire plus et généraliser), ils ont le droit de vivre et de participer au groupe humain.
Si l’exclusion, le rejet ou la persécution souvent, et quelque fois l’élimination de l’être différent (dégradé, malade contagieux, dégénéré, hors normes, inutile à bannir) apparaît, cela semble peut-être explicable de différentes manières :
- La plus évidente est que la société est stable à l’intérieur d’un cadre, de normes, de règles et de lois divines (rarement démocratiques avant le monde contemporain) imposées par la tradition. Les places de chacun y sont dévolues et l’être différent risque de mettre en péril l’homéostasie du système. L’équilibre ne peut pas être rompu, alors on stigmatise et on élimine ce qui gêne. Trop d’êtres différents et c’est le risque du chaos, l’ordre et le pouvoir peuvent disparaître et changer de place, ce qui est compliqué à appréhender pour ceux qui détiennent historiquement les pouvoirs. Si l’être différent est un des gardiens du pouvoir (possible que Akhénaton créateur du monothéisme dans nos contrées au XIVe siècle avant l’ère courante ait été une personne intersexuée), il peut bousculer le système dont les autres gardiens vont vouloir redevenir maître au plus vite.
- Il est possible de lire aussi, dans cette stagnation normative, comme un écho à la pulsion de vie qui alimente la première des fonctions de la sexualité : la reproduction. Les êtres différents n’étant pas assujettis à la pulsion reproductrice, leur quête de vie est ailleurs, ils sont d’une certaine manière et symboliquement vécus comme une forme de danger pour l’espèce et donc pour leurs représentants.
- Plus proche de nous, grâce au siècle des Lumières, au féminisme libertaire du XIXe et au mouvement gay-lesbien du XXe, la lumière a été faite sur les différentes facettes de l’arc en ciel de la vie amoureuse et sexuelle. La déconstruction des normes est en cours mais cela résiste. Et il y a une grande logique à cela, car c’est un triptyque simpliste mais efficace qui s’oppose au mouvement LGBTQIA+ : la peur, l’ignorance et le théisme (déisme dans le meilleur des cas).
Loman – Ce qui s’est passé de mon point de vue, c’est qu’un mouvement un jour s’est créé face à un besoin de reconnaissance (et à juste titre) concernant “l’homosexualité”. Ce terme qui, à l’époque, englobait tous ceux n’étant pas « hétérosexuels ». Mais aujourd’hui nous savons que cela va bien au-delà de ça. Donc tous (et à juste titre aussi) souhaitent être reconnus. Alors, termes, cases, étiquettes, noms sont créés les uns après les autres mais toujours sous la bannière d’un seul mouvement, d’une seule “communauté”. Forcément, ceux n’en faisant pas partie se retrouvent noyés sous ce déluge de drapeaux (même moi je suis perdu), mélangent tout, se retrouvent égarés, se heurtent à ces militants souhaitant bien faire pour leur “cause” et se renferment dans leur zone de confort. C’est plus simple de rejeter, de se détourner, de fermer les yeux, que d’apprendre à connaître, écouter et se remettre en cause. Mais c’est ainsi sur tellement de sujets, il suffit de regarder le monde aujourd’hui. L’humain suit le mouvement, le troupeau, la facilité et malheureusement pas en faveur de la diversité de chacun mais plutôt vers un moule commun à tous, celui imposé par les leaders à travers propagande, clichés et rumeurs entraînant peur, méfiance ou préjugés et donc toutes les “phobies”.
DaC – Pour que cesse la binarité de genre (et les mutilations sexuelles qui en découlent, intersexes notamment), l’évolution de la plupart des langues vivantes – dont les langues française et anglaise – s’avère inévitable et devrait être un objectif stratégique des organisations LGBTQIA+, et des organisations féministes qui contestent à juste titre que « le masculin l’emporte toujours sur le féminin ». Curieusement et de façon regrettable, les revendications se font pour l’instant en ordre dispersé et sans stratégie d’ensemble concertée. Une proposition d’évolution assez radicale a été faite au sein de la coalition internationale pour l’abandon des mutilations sexuelles, The Bodyguards, créée en 2020. Le cœur de cette proposition consiste à mettre fin à l’obligation actuelle de « genrer » ou de « sexuer » son propos, un objectif différent des projets de langues dites « inclusives ». Mais cette proposition s’est heurtée à de surprenantes résistances, comme on peut le voir sur le forum général de la coalition, ici et là. Qu’en pensez-vous ?
TB – Quand j’ai commencé l’écriture du livre, je me suis posé la question de l’écriture inclusive. Dans les ouvrages annexes compulsés, plutôt militants, l’écriture inclusive, de rigueur, m’a semblé compliquée à lire en rendant peu fluide ni la compréhension ni une lecture rapide. Les images générées par les mots étaient pauvres et mon imaginaire s’est heurté à des réticences mentales et s’est vite fatigué, sûrement aussi par manque d’habitude. Ensuite, mon éditeur a refusé ce mode d’écriture par divers arguments entendables dont principalement la résistance attendue du lecteur non militant, non engagé et non habitué à cette forme d’écriture. Alors est-ce qu’intervenir directement et profondément sur les langues vivantes changerait le regard sur la non-binarité ? Je veux bien imaginer que la construction de la langue participe à entretenir certaines normes et fonctionnements binaires en entretenant les représentations sociales, mais ne suis pas convaincu de la systématisation du processus créatif antérieur autour du langage comme dédié au seul patriarcat hétérosexuel. Je suis également curieux de découvrir les prémices de cette stratégie réparatrice. Néanmoins, mon combat se situe au quotidien autour des représentations sociales et individuelles, de la lutte contre l’ignorance et la désinformation (par la formation pro continue et mes livres) et bien évidemment du suivi thérapeutique des personnes en souffrance qui passent la porte de mon cabinet.
Non genrer et/ou non sexuer ses propos ne me paraîtrait pas compliqué en soi, mais peut-être suis-je déjà convaincu du besoin de déconstruire le maximum de ces normes qui nous entravent dans la liberté de jouir de la vie sous toutes ses facettes. Je peux quand même entrevoir la complexité consistant à extraire la langue vivante de sa gangue contextuelle, culturelle, historique et religieuse, où l’on va retrouver le terrible triptyque : peur-ignorance-théisme.
Loman – De mon point de vue, l’idée peut être belle effectivement, un monde où il n’y a aucun genrage et donc aucun mégenrage qui peut être difficile à vivre pour certains et culpabilisant pour les proches lorsqu’ils font une erreur. Mais à mon avis, ce n’est pas du tout là qu’il faut aller pour espérer avoir un quelconque changement. Cela aura même l’effet inverse. Avoir l’idée de vouloir changer la langue officiellement, qui est encore aujourd’hui identifiée comme le fondement de notre culture, ne serait pas très judicieux. Et il y a tellement d’autres sujets qui auraient plus d’impact.
Je ne suis pas pour ce que vous nommez “binarité”, au contraire. Mais je ne suis pas non plus pour un langage inclusif. Pourquoi vouloir rajouter, compliquer encore plus les choses. C’est comme vouloir créer la case “neutre” sur les documents d’identité. Pourquoi ne pas simplement retirer les cases “F” et “M”. Vous me répondrez que certains sont attachés à leur genre, certes ! Mais quelle est l’utilité de cette mention dans ce contexte ? Ou dans celui de la création d’un compte en ligne pour acheter un livre par exemple ?
À l’oral, ne pas genrer c’est faisable pour ceux, comme nous, convaincus de la chose. Et encore, cela nous arrive tous de dire « bonjour monsieur » au téléphone sans vraiment savoir qui est derrière l’appareil. Mais à l’écrit, c’est un tel casse-tête pour l’écrire, un tel fouillis pour le lire et une telle difficulté à comprendre que cela ne m’étonne guère que cette proposition se heurte à autant de résistance.
En reprenant mon idée sur la question précédente, la plupart des gens ne connaissent pas ce monde, peuvent donc se sentir méfiants, mal à l’aise, comme tous face à l’inconnu. Est-ce vraiment en leur faisant violence, en changeant leur langue, en se mettant en colère lorsque les termes ne sont pas respectés, en traitant “d’hétérosexuel” comme si cela était une insulte, en jugeant sur une simple parole sans essayer de connaître à qui ils ont à faire [que les choses iront mieux ? ajout de DaC]. Je ne pense pas que c’est en procédant ainsi qu’ils auront envie d’écouter, d’apprendre, de comprendre, de découvrir, de partager…
DaC – Concernant les mutilations sexuelles, pour en revenir à la mission de notre association, le cas des mutilations sexuelles transgenres est très révélateur des difficultés de positionnement de certains acteurs. On peut distinguer 3 types de positionnement, de conservateur (qui donne la priorité à la conservation, c’est-à-dire à la reproduction) à progressiste (qui donne la priorité à l’allègement de la souffrance, éthique inscrite à l’article 2 des statuts de Droit au Corps).
1 – Conservateur – Ce positionnement est très affirmé aux États-Unis : il s’agit d’interdire les modifications corporelles des mineurs transgenres, avant l’âge de 18 ans, au nom de la « protection de l’enfance ». Mais, de façon parfaitement contradictoire, ceux qui affirment que de telles modifications corporelles avant 18 ans sont des mutilations sexuelles, défendent farouchement et simultanément la circoncision masculine des enfants ! Typiquement, la loi adoptée par l’Alabama au printemps 2022, à la suite d’autres États, qui s’intitule Alabama Vulnerable Child Compassion and Protection Act (Loi sur la compassion et la protection des enfants vulnérables de l’Alabama), punit de 10 ans de prison les modifications corporelles des mineurs transgenres, comme l’hormonothérapie, les bloqueurs de puberté et la chirurgie de réassignation sexuelle. En même temps, cette loi qui interdit “Removing any healthy or non-diseased body part or tissue” (L’ablation de toute partie du corps ou de tout tissu sain ou non malade.) précise “except for male circumcision” (sauf pour la circoncision masculine) ! Clairement, de telles lois hypocrites visent à protéger l’idéologie conservatrice de la binarité de genre – hétérosexuelle qui plus est, à lire les autres volets anti-LGBT de telles lois -, et non les enfants.
2 – Entre deux chaises – Parmi les acteurs qui luttent contre la circoncision non consentie à travers le monde, certains revendiquent l’interdiction de la circoncision avant l’âge de 18 ans lorsqu’elle n’est pas nécessaire médicalement, au nom de la défense des droits de « l’enfant », l’enfant se définissant juridiquement comme un individu ayant moins de 18 ans. C’est une revendication typique en Islande et surtout au Danemark ces dernières années. Mais la logique voudrait alors qu’une telle revendication s’étende aux enfants transgenres, d’interdire la modification de leur corps avant l’âge de 18 ans, sur le modèle des lois conservatrices aux États-Unis : comment justifier qu’on interdise à un adolescent de se faire circoncire s’il le souhaite, mais qu’on permette simultanément à un adolescent transgenre de modifier son propre corps ?
3 – Progressiste – Il s’agit d’autoriser un individu, à condition qu’il soit arrivé à l’âge d’un consentement libre et éclairé, à modifier son corps par une circoncision ou par les traitements offerts aux personnes transgenres. La logique d’une telle position, c’est qu’elle serait susceptible d’alléger un maximum de souffrances. Cet âge du consentement serait à soumettre au débat public. C’est en ce sens qu’un président de Droit au Corps a signé la Tribune du 31 mars 2021 dans le journal Libération : Transgenres et intersexes : les enfants sont des personnes.
Avez-vous des réflexions à nous partager sur ces différentes options concernant les jeunes transgenres, d’autoriser ou non des modifications corporelles avant 18 ans ?
TB – Eh bien oui, il y a l’insupportable hypocrisie américaine et son hygiénisme pseudo-religieux, la médiocre frilosité, en jeu d’équilibriste, européenne avec son double discours quant à la souffrance face aux traditions religieuses, aux intersexes et aux Trans’, la nécessaire question de l’âge de consentement “libre et éclairé” pour intervenir sur son corps quelle que soit la modification…
Libre et éclairé impliquant d’explorer les cycles de vie (pour cibler la présence ou non de traumatismes), la structure familiale (pour l’éducation et les représentations), les transmissions transgénérationnelles (pour ne pas être porteur d’une mission familiale, dont l’épigénome, qui n’est pas soi), le contexte et l’environnement de vie (pour conserver sa place au monde dont le projet de vie ainsi que son expression scolaire ou socioprofessionnelle)… et de comprendre l’enjeu et l’impact des modifications ou interventions sur le corps d’une manière raisonnée. Ce sont beaucoup de précautions certes mais je reste clinicien et conscient que le territoire à explorer pour vivre librement ne se résume pas à un simple jeu de dés lancés un jour de grand vent. C’est aussi ce que j’expose dans le livre, ce besoin de prendre le temps, là aussi raisonnablement, ni trop en prendre comme dans certains protocoles d’équipes de FPATH (Trans Santé France), ni brûler les étapes au risque de rejoindre les “détrans”, ces deux pour cent qui regrettent leur transition avec des changements irréversibles ou bien de nouvelles interventions coûteuses et douloureuses.
Donc oui je crois que d’une manière non systématique, très individualisée, posée et raisonnable, peut être proposée une intervention dès que possible, c’est-à-dire dès que la seconde construction de l’enfant se termine (en général vers la fin de l’adolescence). Donc pas avant non plus dans le cas des intersexués ou du moins pas à leur naissance. Et pas non plus au plaisir de ces parents, à mes yeux immatures, qui jouent avec leur objet enfant (transitionnel pour le coup). Cela ne doit surtout pas empêcher la prise de bloqueur de puberté, si besoin, là où une dysphorie viendrait aggraver le cheminement et la construction délicate de l’adolescent.
Loman – Dans vos propos, je trouve cela très dérangeant d’évoquer “des mutilations sexuelles transgenres” ou de faire un lien entre transgenre et la circoncision en terme de mutilation, ou encore de dire qu’une personne intersexe est transgenre et donc que cette personne transgenre a subi une mutilation. Il s’agit de conclusions trop rapides qui englobent des sujets différents et engendrent un mélange qui n’aurait pas lieu d’être. Je m’explique.
Le combat contre les mutilations sexuelles est crucial, tout à fait d’accord avec cela. Notre corps, nos choix.
Une personne transgenre ne subit pas de mutilations sexuelles, elle fait le choix d’interventions chirurgicales sur son corps pour être en accord avec lui-même. Une personne intersexe, elle, subit une intervention chirurgicale, elle ne le choisit pas car c’est en post natal, ce sont les médecins qui imposent et les parents qui choisissent le genre qu’ils préfèrent. C’est une mutilation sexuelle.
Une personne intersexe, ne devient pas forcément transgenre. Si une personne transgenre a subi une mutilation sexuelle dans le cadre d’une intersexualté à sa naissance, elle n’a donc pas subi cette mutilation dans le cadre de sa transidentité. Il est donc faux de dire que ce cas est une généralité en affirmant “le cas des mutilations sexuelles transgenres”.
La circoncision chez l’enfant est une mutilation sexuelle mais aucun rapport avec intersexe ou transgenre.
Pour répondre à votre question, je suis pour les bloqueurs de puberté, cela permet à l’enfant ou l’adolescent de se développer avec cette question de genre qu’il peut se poser sans avoir la pression et le dégoût de voir changer son corps dans le sens qu’il ne désire pas et donc de faire des changements sans une maturité et une réflexion objective et éclairée qui peuvent amener à des regrets. S’il y a bloqueurs de puberté pendant enfance et adolescence, il n’y a donc pas de question à se poser sur une hormonothérapie sur cette période. Il est effectivement plus judicieux de stopper la puberté en attendant un stade ou une décision peut être prise de façon libre et éclairée que de rajouter des hormones inverses dans un corps en développement. Je ne suis pas pour une intervention chirurgicale avant un âge où tous les détails, procédures et conséquences peuvent être assimilés de façon objective.
Après, effectivement, quel serait cet âge de consentement ? Personnellement j’ai fait ma mastectomie il y a seulement 1 an, après 4 ans de transition. Et je suis bien heureux aujourd’hui que les professionnels que j’ai choisis n’aient pas accédé à ma demande directement. Cela aurait été bien trop rapide et j’aurais sûrement enchaîné sur une intervention des parties génitales, ce que j’aurais amèrement regretté aujourd’hui. Et pourtant j’avais 19 ans.
DaC – La réaction de Loman est tout à fait légitime lorsqu’il dit « Dans vos propos, je trouve cela très dérangeant d’évoquer “des mutilations sexuelles transgenres” ou de faire un lien entre transgenre et la circoncision en terme de mutilation », la question posée par Droit au Corps étant effectivement un raccourci trop succinct sur les points en débat. Nous nous devons de détailler la position de notre association pour éviter tout malentendu, en commençant par définir ce que nous entendons par « mutilation sexuelle ».
L’objet statutaire de Droit au Corps est « de promouvoir l’abandon de toute forme de mutilation sexuelle – féminine, masculine, transgenre et intersexe : excision, circoncision ou autre -, c’est-à-dire toute modification d’organe sexuel pratiquée sur un individu non consentant et sans nécessité médicale. » Concernant les personnes transgenres, 2 cas de mutilation sexuelle sont bien balisés et ne font pas l’objet de controverses, raison pour laquelle nous n’avions pas jugé utile de donner ces précisions :
– Nombre de pays obligent les transgenres à se faire stériliser pour obtenir un changement de sexe médicalisé. Les premières évolutions positives sont très récentes, par exemple :
France – L’Assemblée adopte la démédicalisation du changement de sexe à l’état civil, 2016
Belgique – L’adoption de la « loi trans* » du 25 juin 2017. De la stérilisation et la psychiatrisation à l’autodétermination et Nouvelle réglementation pour les personnes transgenres
Ce cas de figure, d’être contraint de se faire stériliser, est bien une « mutilation sexuelle », en l’occurrence qui concerne une personne transgenre.
– La circoncision non consentie du pénis d’une personne qui s’avèrera par la suite transgenre est également une « mutilation sexuelle » qu’on peut qualifier de transgenre plutôt que mutilation sexuelle « masculine ». Cet acte pose un problème particulier pour une personne transgenre assignée « garçon » à la naissance, puisque le prépuce serait très utile lors d’une chirurgie de réassignation. En effet, le prépuce du pénis est utilisé pour la reconstruction vaginale et en son absence la taille du vagin en serait réduite d’environ 50 %. Lors de l’édition 2021 de la Journée mondiale pour l’autonomie génitale, dont notre association est supporter, 2 interventions ont été particulièrement intéressantes à ce sujet : Atheist Refugee Relief e.V. et Projekt 100% MENSCH with Holger Edmaier und Lucie Veith.
Quant aux modifications corporelles souhaitées par les personnes transgenres, notre association a pour principe le droit de disposer de son corps, à la condition d’un consentement libre et éclairé. Dans ce cas, il ne s’agit bien évidemment pas de « mutilation sexuelle ». Tout l’enjeu du débat actuel, selon notre association, est de bien délimiter les « conditions » d’un tel consentement, libre et éclairé, notamment la condition en termes d’âge. La réponse donnée par Loman sur ce point précis est particulièrement éclairante.